06 septembre 2005


Depuis l’âge de sept ans, en 1973, j’ai appris à vivre, comme vous sans doute, dans une société dans laquelle le chômage est devenu un terme et une réalité tellement familiers qu’il fait désormais partie des murs de la maison. En augmentation régulière depuis cette date, à de rares exceptions près, il est même devenu ce que l’on appelle couramment un « chômage de masse », autant par le nombre des personnes concernées directement ou indirectement dans la population (qui se comptent en millions dans la plupart des pays) que par son extension à l’ensemble des pays caractérisés par une économie « moderne » de marché.

L’Allemagne vient ainsi en Janvier 2005 de dépasser le cap des 5 millions de chômeurs inscrits (j’insiste sur ce terme, on verra pourquoi), record absolu depuis la seconde guerre mondiale. En Europe, les chiffres officiels seraient aux alentours de 18 à 20 millions. Cela fait désormais 30 ans que le phénomène est présent et se répand. Et cela fait également 30 ans que nos dirigeants et leurs conseillers politiques et économiques de tous poils ânonnent le même refrain : le chômage est un Fléau (comme en son temps les sept plaies d’Egypte), et il constitue la préoccupation, l’objectif, la priorité « number one » du gouvernement du moment, nécessitant un engagement de tous pour mener la lutte, que dis-je la Croisade contre cette catastrophe sociale. Mais si le discours a présenté pendant longtemps ces chômeurs comme de pauvres victimes innocentes d’un système économique lui aussi innocent puisque visant un bien-être économique et social toujours plus grand, la tendance actuelle en Europe est à un discours bien plus culpabilisant … non pour le système qui reste au dessus de tout soupçon, mais pour ces chômeurs qui sont de plus en plus désignés par nos politiques comme un peu responsables de leur sort, quand il ne sont pas tout simplement des tire-au-flanc et des fraudeurs.

En 1998, connaissant moi-même mon baptême du feu en tant que chômeur (j'étais cadre dans une grande entreprise), je me décide à mieux comprendre de l’intérieur cette partie du système économique. Autant faire de cette période une période de formation… aussi sur ce qu’est le chômage ! Le chômage, comment ça marche ? Quels sont les règles, les droits, les modes de calculs des statistiques, quelle est son histoire, qu’en dit-on en politique et dans les médias, que fait-on pour le gérer voire le résorber ? La première évidence qui saute aux yeux, c’est que si le chômage est soi-disant le produit d’une crise conjoncturelle, c’est une crise qui dure ! Et une crise qui dure n’est plus une crise. Par définition ! Par ailleurs, tout semble bien me montrer qu’il y a une véritable machinerie mise en place pour le gérer sur le long terme. Il ne s’agit pas là de dénoncer ou de critiquer cette machinerie, il s’agit juste de constater son existence. Ce que j’ai en face de moi pour me gérer en tant que chômeur n’est pas un hôpital de campagne, c’est un hôpital tout court. Si le chômage est un Fléau, c’est un Fléau Institutionnalisé. Mais à cette date, bien que commençant à avoir quelques doutes sur l’efficacité des discours incantatoires visant à son éradication, je n’en ai pas encore vraiment sur la sincérité de ceux qui les diffusent.

Et puis, en 2000, je tombe par hasard sur un livre intitulé « La comédie des fonds de pension
[1]», rédigé par un inconnu pour moi, Jacques Nikonoff, qui n’est bien sûr pas encore le Président d’Attac à cette date. Un chapitre est consacré à une bête étrange et singulière, le NAIRU, acronyme anglais de « Non Accelerating Inflation Rate of Unemployment ». Kesako? La traduction littérale est le « taux de chômage qui n’accélère pas l’inflation ». Sans rentrer dans le détail tout de suite, l’idée serait qu’en macro-économie moderne, si on ne souhaite pas que l’inflation (mesurée par la hausse des prix à la consommation) dépasse un certain niveau, il faudrait que le chômage ne descende pas en dessous d’un certain seuil, qui serait justement donné par ce fameux NAIRU. Vous avez bien lu, « ne descende pas en dessous de ce seuil » ! En clair, dans une économie moderne, il y aurait une sorte d’arbitrage délibéré entre chômage et inflation. Moins d’inflation voudrait dire plus de chômeurs, et vice versa. La conclusion qui en découlerait serait que bien sûr, un chômeur ne serait pas une victime innocente d’un système tout à fait innocent, mais une victime innocente, préméditée et UTILE d’un système qui ne serait pas tout à fait innocent s’il s’avérait qu’il ait comme vraie priorité « number one » la lutte contre l’inflation. Chômage ou inflation, il faudrait choisir, et le choix pourrait être coupable! J’ai alors la même réaction que vous probablement en ce moment : c’est tellement énorme que je reste incrédule malgré le caractère manifestement bien documenté du chapitre en question. Un niveau de chômage délibéré maintenu comme nécessaire au fonctionnement du système, c’est tellement éloigné de la représentation de l’opinion publique et des discours qui l’abreuvent, non, ce n'est évidemment pas possible!

J'effectue alors quelques recherches sur Internet afin d’éclaircir la chose. Et là, je suis sidéré. Non, seulement ce concept existe bel et bien, mais en plus il apparaît comme pleinement opérationnel si j'en juge au nombre et à la nature des documents que je découvre et dans lesquels il apparaît. Loin d'être un concept poussiéreux restant cantonné au fin fond de quelque manuel d'économie, il est reprit et développé par de nombreux analystes et décideurs économiques, parmi lesquels des organismes et des institutions influentes (OCDE , BCE, FED, pour n'en citer que quelques-unes) ainsi que des personnalités aussi connues qu'Alan Greenspan ou Jean-Claude Trichet par exemple, respectivement présidents des deux banques centrales européennes et américaines.

Le lecteur un peu curieux, et même le journaliste moderne un peu atone et endormi par le « fil » incessant des dépêches de l'AFP qu’il a appris à « copier-coller » pour remplir de manière « productive » les colonnes dont il a la charge, pourra ainsi vérifier par lui-même qu'en tapant NAIRU sur un moteur de recherche comme Google, ce ne seront pas moins de 61 200 pages contenant ce terme qu'il pourra consulter avec profit, d’autant mieux qu’il maîtrise la langue de Shakespeare il est vrai ! Le NAIRU est omniprésent dans certains milieux, et pourtant il reste invisible aux yeux de tous. Chut, il vaut mieux ne pas s'étendre là-dessus ! Comme le déclarait en 1996 le vice-président de la Banque Centrale américaine, Alan Blinder, ce NAIRU est « le petit secret de la macro-économie » ("the clean little secret of macroeconomics" )!

Quand même …

Il y a là quelque chose qui semble pour le moins discordant avec les discours que l'on entend tous les jours sur ce sujet qui est devenu au fil des ans, et si on en croit les sondages d'opinions (mais doit-on encore les croire?), la préoccupation majeure des français. La peur du chômage avant même la peur de l'insécurité, l'insécurité économique plus angoissante que "l'insécurité" tout court, voilà une histoire de peurs qui mérite d'en examiner d'un peu plus près les ressorts. Car les ressorts, comme chacun le sait, ça se remonte...

[1]
« La comédie des fonds de pension », de Jacques Nikonoff, Editions Arléa, Paris, 1999.

Comments:
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Monsieur,

Je vous félicite pour ce travail d'investigation très sérieux.
Je suis moi-même Ingénieur de 41 ans au chomage de longue durée, et je comprends mieux
l'intérêt de maintenir un taux de chomage aussi élevé en France et plus généralement en Europe.
Grâce à vous, j'en ai appris beaucoup sur la macro-économie.
Encore bravo.
Et dénonçons tous cette imposture
qui consiste à soi-disant lutter contre le chomage.
 
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